La crise sanitaire que nous avons traversée, de manière dramatique pour beaucoup d’entre nous, aurait changé notre rapport à soi-même, au travail, à l’entreprise.
S’il est évidemment bien trop tôt pour l’affirmer, quelques premières pistes de réflexion peuvent émerger ici et là.
L’intimité à la lumière des autres
L’intimité, à l’occasion de cette crise et en particulier du confinement imposé, est sortie du lieu confidentiel où elle doit habituellement résider. Sur plusieurs points, il y a eu une nécessité, parfois imposée, rarement désirée, de dévoiler des secrets qui seraient restés enfouis en temps habituels.
La relation à la maladie, à la vie et finalement à la mort par exemple.
Hier, lorsqu’un collaborateur toussait dans l’open-space ou à la cafétéria, on s’inquiétait qu’il ait pu prendre froid à cause de la climatisation ou avaler de travers son café. Aujourd’hui, quel regard portons-nous sur lui ? Celui de diffuseur de virus, de transmetteur de particules dangereuses, d’agresseur.
La relation à sa propre maladie, à ses propres faiblesses d’un corps d’apparence sain et fort, est également mise en lumière. Référencée par les autorités médicales comme étant un facteur aggravant en cas d’atteinte par le coronavirus, le collaborateur a été parfois dans la nécessité de révéler cette part de lui-même jusqu’à présent cachée. Cette fragilité insoupçonnée devenue visible pour justifier un confinement précoce, un retour au bureau retardé. Comment l’entreprise, ayant connaissance de cette situation, pourra-t-elle prendre les décisions relatives à ce salarié en faisant totalement abstraction de cela ? Qui du salarié en très bonne santé, ou pour le moins affichant celle-ci, ou de celui que la crise a obligé de révéler son état, sera promu ?
La relation à l’intimité de son intérieur, de son chez soi ensuite.
Les multiples réunions par visioconférence ont donné à voir à ses collègues un horizon social jusqu’à présent peu ou pas du tout dévoilé. Chacun est rentré dans l’appartement, la maison, le cocon de l’autre. Les environnements personnels ont largement dépassé le cadre de la photo posée sur le bureau, du fond d’écran d’ordinateur, des échanges à la machine à café. Cette décoration, cet objet derrière mon collègue qui a attiré mon œil durant toute la conférence, quel est mon jugement à son propos, est-ce de bon goût ? Et que dire de ces enfants, adorables et encombrants, qui ont surgi au moment le moins désiré, sont-ils bien ou mal élevés ?
Que vais-je faire de ces informations qui relèvent de l’intimité et qui m’ont été accessibles durant toute cette période, souvent à plusieurs reprises ? Est-ce que mon regard change sur ces collaborateurs depuis ? Comment ne pas coller des étiquettes ou ranger dans des catégories définitives, et parfois faciles, ce flot d’informations qui est arrivé jusqu’à moi ? En temps ordinaire, le dévoilement de son intimité se fait touche après touche, dans un mouvement contrôlé, et souhaité, par celui qui se dévoile. La vague épidémique a accéléré l’ouverture des portes de son chez soi, de son intérieur, bien involontairement le plus souvent.
Les temps modernes du télétravail
En lien avec l’intime, avec ses jardins secrets, le télétravail revient fortement dans les sujets de débats. Cette thématique, absolument pas nouvelle, reprend des couleurs au regard de la crise économique, davantage finalement que de la crise sanitaire.
Se pose alors la question de la capacité d’une entreprise d’exister en tant que rassemblement de personnes et pas uniquement en tant qu’alliance de forces de travail. Réussir son épanouissement professionnel ne passe pas exclusivement par un emploi apprécié, il passe aussi par l’environnement dans lequel il s’exerce. Celui-ci ne peut se limiter aux interactions par écrans interposés. La rencontre physique doit rester prédominante dans la relation à l’autre. L’humain n’est pas une machine, le contact n’est pas qu’électrique.
Souhaitons-nous devenir des « robots » passant des journées devant une machine pour parler à l’autre, de faire partie d’une équipe totalement virtuelle ? Souhaitons-nous ne plus avoir la surprise de la rencontre non planifiée, de l’étonnement d’une situation à la croisée de couloirs ?
Passer de son canapé à sa table de cuisine, rester dans son cocon douillet et sans granularité, offre des perspectives peu créatives. Finalement, n’est-ce pas là retrouver, en partie, le célèbre familistère de Guise mis en œuvre par Godin au XIXème siècle ? Lieu unique où se retrouvaient l’usine, le logement mais également les salles de spectacles, la crèche… Un seul lieu pour sa vie, un seul horizon pour s’épanouir socialement.
Cette crise aura été probablement un accélérateur de nombreuses tendances préexistantes, une exagération incroyable de situations connues. On peut le regretter, on peut se lover dans la nostalgie du monde passé ou se bercer d’illusions du monde futur.
Au-delà de tout cela, concilions aujourd’hui la nécessité des jardins secrets avec celle des joies du collectif ; l’amour de la surprise avec les facilités des technologies. Bref, essayons d’être ce que nous sommes, des femmes et des hommes sociaux bien plus que des individus machines de travail. Dévoiler son intimité et s’enfermer dans le télétravail, les deux dans l’excès, c’est risquer de perdre nos spécificités par rapport aux machines.
Article à retrouver également ici